Julie Dalouche

2015

Milk Run, Julie Dalouche.

“L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ?”

(Georges Perec dans Espèce d’espaces, page prière d’insérer).

La série Milk Run est une invitation dans un ailleurs, un dépaysement, un trajet comme la piste et le quotidien des collecteurs de lait. Le tracé Milk Run est le cheminement, l’aller-retour emprunté, réfléchi,  pour la distribution des bouteilles de lait. Un système entre clients et fournisseurs lors de la collecte qui implique un rapport, temps, poids, volumes et fréquence de livraisons.

La matière surgit de la toile, comme ce même paysage défilant sur ces routes américaines.

Nous sommes à la fois dans le voyage, et le lieu même de la peinture.

Il ne s’agit pas d’un espace infini d’où surgit le paysage, il s’agit d’un espace habité de la peinture.

Milk Run est une série de sept peintures qui donne à voir des prélèvements de formes à la fois architecturales, artificielles et naturelles, cette série est à appréhender comme des intervalles de temps, comme un maillage d’expériences de dépaysement.

La nature est comme frappée d’alignement, cohérence et linéarité, et se fait elle-même habiter par un espace urbain,  avec qui elle rivalise ou dialogue, se dispute.

Le lieu peinture se veut en tensions sensibles entre le paysage, le lieu intérieur et l’espace urbain inhabité. Les frontières se floutent et le regard se heurte à un relief, à une régularité de ligne, à un lampadaire, à un point de fuite.

Eleonore Josso pratique la peinture comme un géomètre de la matière, de l’espace de la peinture et de la toile, en ce sens qu’elle identifie, délimite, mesure, évalue la surface autant que le sensible. Elle réanime nos réminiscences, des souvenirs de paysages incomplets desquels ils nous restent une couleur, une odeur, une sensation.

« Il y aurait paysage à chaque fois que l’esprit se déporterait d’une matière sensible dans une autre en conservant à celle-ci l’organisation sensorielle convenable pour celle-là, ou du moins son souvenir. (…) Le dépaysement serait une condition du paysage. » (In Scapeland de Jean-François Lyotard).

Elle arpente.

Elle accumule des fragments sensibles de paysages pour en donner une nouvelle expérience, un nouveau prisme.

Parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler de paysages et d’architectures réelles mais d’interprétations, d’expériences ; l’artiste éprouve le paysage davantage qu’elle le réalise.

Construite comme des arrêts sur images fragmentés, des échantillons de ressentis, Milk Run est un peu comme un kaléidoscope d’appréhensions, d’évocations.

C’est en cela, qu’il s’agit davantage d’un dépaysement.

Chaque tableau de la série Milk Run donne à voir sa propre élaboration ; la peinture est avant tout sculptée en valeurs et en teintes. Sa palette est restreinte et nous progressons dans l’espace de la toile par résonnances, c’est ainsi qu’Eléonore nous emmène dans ce processus de dépaysement.

Il y a comme des strates de paysages qui se découvrent par la ligne, la trace de peinture ; elles se chevauchent et s’entrechoquent, « Notre regarde parcourt l’espace et nous donne l’illusion du relief et de la distance » (G.Perec  « Espèces d’espaces » p .159).

Notre regard se perd dans le blanc de réserve et se confronte au blanc matière en tant que forme construite qui va constituer une route, un versant de montagne, une lumière. Les jeux de perspectives répondent, renversent et s’infiltrent dans les jeux de matière. Le noir homogène est quasi impénétrable, là où les bleus, les gris oscillent entre denses et délayés. Ainsi, nous parcourons la matière et la ligne, comme une mécanique de décors de théâtre.

Ce chevauchement, cette juxtaposition de paysages est proche de ce que Foucault définie comme hétérotopie dans le sens où elle juxtapose en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompatibles dans l’espace réel, et que les hétérotopies sont soit des espaces d’illusions soit des espaces de perfections.

Ayant à décrire le domaine de Canaen (Volupté p. 30 dans La poétique de l’espace de Bachelard), SAINTE-BEUVE ajoute : « C’est bien moins pour vous, mon ami, qui n’avez pas vu ces lieux, ou qui, les eussiez-vous visités, ne pouvez maintenant ressentir mes impressions et mes couleurs, que je les parcours avec ces détails, dont j’ai besoin de m’excuser. N’allez pas plus essayer de vous les représenter d’après cela ; laissez flotter l’image en vous ; passez légèrement ; la moindre idée vous en sera suffisante. »

La série Milk Run sous cette forme de sept peintures n’est pas une finalité et tend à se compléter par d’autres extraits de rencontres, fragments de dépaysements.